BOCCACE

BOCCACE
BOCCACE

Avec Dante et Pétrarque, qu’il considérait comme ses maîtres, Boccace est l’écrivain le plus célèbre du Moyen Âge italien. Le plus méconnu aussi, du moins en France où les Contes de La Fontaine ont popularisé l’image d’un auteur gaillard, sans dimension philosophique, et où la critique, ignorant le débat ouvert par les travaux de Vittorio Branca sur «Boccace médiéval», le classe volontiers parmi les écrivains de la Renaissance. Il est vrai que le Décaméron occupe une place à part, tant dans la littérature européenne que dans l’abondante production de son auteur: livre d’avant-garde en plein milieu du XIVe siècle et recueil fondateur de la nouvelle occidentale, c’est aussi une œuvre ambiguë qui exprime les positions contradictoires de Boccace sur la société de son temps, ainsi que ses doutes devant une entreprise littéraire vouée par avance à la condamnation des lettrés.

1. La vie et les œuvres

De Naples à Florence

La biographie de Boccace éclaire de façon significative son parcours tourmenté d’écrivain. Né à Florence (semble-t-il) en 1313, Giovanni Boccaccio est le fils naturel d’un important homme d’affaires, Boccaccino di Chelino, originaire de Certaldo et résidant à Florence. Les registres de la taille attestent plusieurs de ses séjours à Paris. Boccaccino était lié à la compagnie des Bardi, société d’importance européenne, particulièrement puissante à Naples où elle gérait, outre ses affaires propres, les finances du royaume angevin. C’est précisément à Naples que se transfère en 1327 le père de Boccace, comme représentant des Bardi et conseiller du roi Robert qui lui confère le titre honorifique de chambellan. L’adolescent se trouve ainsi en contact avec deux milieux: celui des marchands (il remplit des fonctions de commis, de comptable, dans les entrepôts de Bardi) et celui de la cour, où il fréquente de jeunes nobles français ou napolitains et les fils de riches familles bourgeoises. Un peu plus tard, ses études juridiques (cursus obligé d’un fils de grand marchand) le mettront en contact avec le poète Cino da Pistoia, professeur de droit; il se liera également avec des érudits tels que Dionigi da Borgo San Sepolcro, qui lui fera découvrir les grands textes de la littérature latine et les premières œuvres latines et toscanes du déjà célèbre Pétrarque. À la lumière de cette triple expérience, on comprend mieux comment pourront s’allier, chez le Boccace de la maturité, ce sens du détail concret, ce savoir pratique, si surprenants dans certaines nouvelles, cette nostalgie d’une société «chevaleresque» dont la cour napolitaine lui avait donné une image déjà anachronique, et un souci constant d’érudition et de raffinement stylistique.

Naples était aussi et surtout un foyer de culture française (au détriment d’une production littéraire autochtone, qui disparut pendant le long règne des Angevins): on songe ici aux romans en langue d’oïl, qui déterminèrent pour une large part la vocation de narrateur de Boccace. Ses premières œuvres (dans les années 1335-1340), la Caccia di Diana , le Filostrato , le Teseida en vers, le Filocolo en prose, témoignent à des degrés divers de cette influence. Elles inaugurent aussi divers genres narratifs, comme le poème chevaleresque en octaves (Filostrato ). Elles révèlent surtout, malgré leur surcharge en ornements de rhétorique et leur excès d’érudition mythologique (marques d’un apprentissage tout médiéval de l’art d’écrire), le goût précoce de Boccace pour une thématique amoureuse et aventureuse, et donc pour un registre stylistique «moyen», pour ne pas dire mondain, à égale distance de la grande épopée et de la poésie trivialement comique. Dédiées à des lectrices, ces œuvres révèlent aussi la prise en compte d’un large public nourri jusqu’alors de romans français ou des traductions de ceux-ci, ignorant le latin et puisant donc son savoir dans les volgarizzamenti (traductions en langue vulgaire) d’ouvrages didactiques. Un tel choix est plus risqué qu’il n’y paraît, pour un écrivain qui conservera toute sa vie l’ambition de conquérir la gloire par des travaux latins d’érudition – cette érudition dont Pétrarque sera pour lui la vivante incarnation.

Une conjoncture économique défavorable contraint Boccaccino et sa famille à rentrer à Florence vers la fin de 1340. La situation n’y est guère brillante non plus, en ces années que jalonnent des faillites bancaires (dont celle des Bardi), des troubles politiques et sociaux, des épidémies, dont la plus grave sera la grande peste de 1348-1350. Par ailleurs, la vie intellectuelle florentine connaît une sorte de torpeur provinciale: pas d’université (le Studio fondé en 1321 ne fonctionne qu’épisodiquement), pas de cercle de poètes et de lettrés, pas de bibliothèque royale... Aussi Boccace ressent-il comme une punition et un exil ce retour dans sa ville natale. Même lorsqu’il figurera parmi les notables de Florence, et y jouera un rôle culturel éminent, il continuera à rêver de Naples comme d’un paradis perdu, d’où ses tentatives réitérées et toujours infructueuses de revenir s’y installer. Il cherchera aussi, mais sans résultat durable, à trouver à la cour des seigneurs de Ravenne et de Forlì une «situation» lui permettant de se consacrer à ses travaux.

Érudition et narration

En 1341-1342, Boccace écrit la Comedia delle ninfe fiorentine , œuvre en vers et en prose qui par bien des aspects (notamment le système des récits encadrés) préfigure le Décaméron . Le poème Amorosa Visione (1342), variante terrestre de la vision de Dante, est plus proche des «triomphes» de Pétrarque et de la Renaissance que de son modèle. Le Ninfale fiesolano (1344-1346), également en vers, apparaît comme un mythe «étrusque», dans lequel l’érudition se convertit en un divertissement élégamment champêtre: Boccace se «florentinise» peu à peu. On retiendra surtout l’Elegia di Madonna Fiammetta (1343-1344?). Nouveauté audacieuse, ce roman en prose se présente comme la confession d’une femme, destinée à sa propre consolation ainsi qu’à l’instruction des autres femmes. L’autobiographie amoureuse s’y engage dans une voie résolument psychologique, et même sociologique: ainsi la topique du secret amoureux, transposée de la poésie lyrique dans un espace narratif où intervient la société urbaine, avec ses usages et ses contraintes, acquiert une densité nouvelle, pour ne pas dire un «réalisme» inattendu.

1348: c’est l’année où la peste ravage toute l’Europe et décime les deux tiers de la population de Florence. Le père de Boccace meurt en 1349, le laissant tuteur de ses trois demi-frères. À ces soucis domestiques s’ajoutent nombre de charges et de missions diplomatiques au service de la commune. Entre 1349 et 1351, Boccace compose le Décaméron , puis rédige la première version du Trattatello in laude di Dante , hommage au grand poète exilé. C’est sans doute vers 1359 qu’il entre dans les ordres, élisant comme Pétrarque une carrière ecclésiastique qui lui assurera des revenus modestes mais stables, sans exclure des fonctions occasionnelles au service de Florence. À partir de 1360, Boccace sera cependant éloigné pour quelques années de toute charge officielle, à la suite d’une conjuration manquée dans laquelle sont impliqués certains de ses amis. À l’un d’eux, Pino dei Rossi, exilé, il adresse en 1361 une longue Épître consolatoire qui traite (avec force exemples tirés de l’Antiquité) de la fortune adverse, mais qui contient aussi de sévères jugements sur les institutions de Florence, perverties par l’«abominable avarice» de ses gouvernants. Retiré à Certaldo, Boccace entreprend la rédaction de plusieurs ouvrages en latin: le De casibus virorum illustrium (narration de destins tragiques) et le De mulieribus claris (biographies de femmes illustres) connurent une diffusion européenne sans précédent.

C’est pendant cette période qu’apparaissent chez Boccace les signes d’une évolution morale qui l’amène à se réfugier dans des valeurs traditionnelles. Ainsi le Corbaccio (1365), pamphlet misogyne d’une rare violence, est comme l’envers caricatural du Décaméron ; selon l’auteur, la vocation de l’intellectuel et du créateur ne peut se réaliser que s’il se tient éloigné des affaires de la cité comme de l’amour des femmes. Cette palinodie, qui contredit le message essentiel des nouvelles, n’est pas sans rapport avec un phénomène plus vaste, qui concerne la civilisation florentine de cette fin de siècle, et qui se caractérise par un repli sur un piétisme frileux, une incertitude craintive devant l’avenir. Il est toutefois un engagement que Boccace ne reniera jamais: la défense de la «poésie», c’est-à-dire de l’activité littéraire, contre les pratiques des mercenaires de la culture et contre la pression des éléments les plus rétrogrades de l’Église. Les Genealogia deorum gentilium , grand traité de mythologie commencé en 1363, et qui deviendra l’ouvrage de référence des érudits aux siècles suivants, sont le témoignage de cette fidélité, et le résultat d’une méditation jamais interrompue sur les problèmes de la création littéraire.

En 1365, Boccace est appelé de nouveau à remplir diverses missions, dont une ambassade à Avignon auprès du pape. Il compile un recueil de ses poésies latines, achève les traités entrepris, recopie de sa propre main son Décaméron ... De graves soucis de santé le contraignent à se retirer à Certaldo d’où il reviendra pour tenir à Florence une série de «lectures» publiques de La Divine Comédie : sa fidélité à Dante, elle non plus, ne s’est jamais démentie. Il meurt à Certaldo le 21 décembre 1375, un an après Pétrarque.

2. Le «Décaméron»

Comme l’écrit l’auteur dans sa Préface, il s’agit de «cent nouvelles, ou fables, ou paraboles, ou histoires, comme il vous plaira de les appeler, racontées en dix jours par une honnête compagnie de sept dames et de trois jeunes hommes pendant le temps de la peste...». Le récit de l’épidémie, de la rencontre des dix jeunes gens, de leur départ et de leur séjour à la campagne, d’où ils rentreront ensuite à Florence, constitue donc le cadre du recueil. Cette construction par enchâssement n’est pas une invention de Boccace (lui-même l’a déjà expérimentée dans d’autres œuvres), mais sa nouveauté tient aux fonctions multiples qu’elle remplit. La peste, par exemple, constitue l’horizon des nouvelles. Certes, le séjour extra muros est réglé par des lois spécifiques: une royauté provisoire donne à chacun des jeunes gens le pouvoir pendant une journée, et leurs occupations quotidiennes sont régies par une économie du plaisir très raffinée. Mais cette expérience utopique n’est qu’une parenthèse, à l’extérieur de laquelle règnent la mort, le désordre social, la décomposition morale longuement décrits dans l’introduction, et il n’est guère de récit, si joyeux soit-il, qui ne porte la trace même fugitive d’une réflexion sur ces trois aspects de la réalité présente. Inversement, cette même réalité sert de justification morale à la constitution d’un groupe jeune... et mixte, ainsi qu’à la liberté de certains de leurs propos.

La stratégie du narrateur

Ce cadre – qui n’est pas sans présenter certains aspects romanesques – produit également un effet de distanciation, grâce à la «mise en scène» des récits, que soulignent discrètement les réactions ou les commentaires de l’auditoire. Il permet surtout à Boccace d’insérer entre lui-même, auteur, et le public de ses dédicataires (les femmes amoureuses) une succession d’écrans. Ainsi, dans la Préface, où il dédie son livre à celles que leur condition féminine empêche de se livrer aux divertissements sportifs ou aux occupations sérieuses qui offrent aux hommes un dérivatif à leurs peines d’amour, Boccace se présente comme le chroniqueur de l’aventure des dix jeunes gens et le «scripteur» de récits qu’il n’a ni «inventés» (c’est-à-dire choisis) ni racontés lui-même. Dans la Conclusion, il reprendra la même fiction. Grâce à cette délégation de pouvoir, les dix jeunes gens se trouvent investis tour à tour de la fonction de narrateur. Mais, en même temps, ils représentent le public: un public plus diversifié que celui des dames auquel s’adresse la dédicace, et aussi un public idéal de lecteurs instruits, intelligents, sans préjugés comme sans vices, qui savent consommer les nouvelles comme elles sont racontées, avec un esprit large, le sens de l’humour, et beaucoup de sagesse pratique.

Toutefois, ce dispositif ne résiste pas à l’épreuve du réel. Dans l’introduction à la IVe journée, Boccace, s’adressant à ses dédicataires, se livre à une défense et apologie de ses contes en réponse aux attaques dont il est l’objet (signe que les textes devaient circuler bien avant l’achèvement du recueil). Ses détracteurs l’accusent pêle-mêle d’inconvenance, d’inexactitude; ils lui reprochent surtout de se consacrer à un ouvrage indigne d’un savant et d’un lettré. L’enjeu est d’importance: il y va de l’avenir d’une littérature de divertissement, destinée à un large public et, pour Boccace lui-même, de son image et de sa notoriété d’intellectuel. Ses réponses sont courageuses: il revendique la liberté de l’art, le respect d’un public supposé adulte, le droit à l’existence de récits qui ne sont destinés ni aux étudiants ni aux philosophes. Mais il s’abrite aussi, il faut bien le reconnaître, derrière la notion de genre mineur («des nouvelettes... écrites en langue vulgaire florentine et en prose... et dans un style très humble et simple»), lors même qu’il emploie tout son art à l’ennoblir.

L’audace de Boccace réside donc dans son projet même et non dans les quelques licences qu’il se permet ici ou là. Le soin qu’il apporte à la disposition de son œuvre en est un autre témoignage.

Un inventaire des valeurs morales

L’ambition de l’auteur se révèle dans l’architecture thématique du recueil. Dès la IIe journée, les conteurs décident en effet de fixer un thème général aux nouvellet de la journée suivante. Seule la dernière nouvelle de chaque journée (réservée par privilège au jeune Dioneo) échappera à la règle, et il en ira de même pour la IXe journée tout entière, espace de liberté à l’intérieur d’une coutume désormais établie. La classification qui en découle fait apparaître en premier lieu les grandes forces qui régissent l’existence humaine: la Fortune (IIe journée), les ressources de l’intelligence individuelle (III), l’amour, dont l’histoire peut connaître un dénouement tragique (IV) ou heureux (V). Cependant, l’exploration des situations particulières prévaut déjà, dans ces journées, sur l’exemplarité des grands thèmes. Cela devient encore plus vrai dans la journée des mots d’esprit (VI), qui célèbre l’art de la parole concise en la considérant comme arme de défense et comme moyen de se tirer de situations périlleuses. De même, les beffe (mauvais tours) des VIIe et VIIIe journées, si elles comportent un aspect ludique, représentent souvent aussi la solution pratique de conflits ou de complications imprévues. Ces trois journées impliquent donc une sanction négative de comportements individuels et sociaux, tels la jalousie morbide, l’hypocrisie bigote, l’avarice, et tous les abus de pouvoir qui en découlent. Quant à la Xe journée, consacrée aux exemples de libéralité et de magnificence, elle célèbre la courtoisie comme la plus haute vertu sociale, accessible à tous ceux que la noblesse de cœur prédispose à l’exercer.

Loin d’être rigide, ce cadre thématique constitue plutôt une orientation préalable, dans laquelle vient s’inscrire une enquête sur le monde: un monde où les valeurs de l’intelligence pratique, de l’esprit d’entreprise, de l’audace et de la prudence, incarnées par les marchands, coexistent – ou devraient pouvoir coexister – avec les valeurs chevaleresques et courtoises appelées à devenir le patrimoine d’une nouvelle élite. Bien entendu, cette hypothèse généreuse ne va pas de soi, elle se heurte aux tares des nouveaux riches, à celles des nobles d’ancien lignage, à la dictature morale exercée par des ordres mendiants à la fois triomphants et dégénérés, à l’appétit insatiable de richesse: autant d’entraves à l’essor d’une civilisation dont la ville (foyer d’échanges et de culture où s’élabore l’urbanité), et Florence plus que tout autre, devrait être le lieu privilégié.

Au-delà de cette enquête, on peut discerner, à défaut d’un système, une «lecture» philosophique du monde, et tout d’abord l’absence, troublante chez un fervent admirateur de La Divine Comédie , de la Providence comme principe d’explication des événements terrestres. Les desseins de Dieu sont «insondables», répète Boccace, et les choses de ce monde «n’ont aucune stabilité». Ce qui pourrait n’être qu’une pieuse banalité est en fait une loi dans le Décaméron , où les aléas de la fortune ne sont jamais rapportés à quelque intervention divine, si ce n’est d’une manière hypothétique. Ainsi le naufragé Landolfo (II, 4) est-il poussé vers les rivages de Corfou «soit par la volonté de Dieu soit par la force du vent»... La sanction que ces aléas peuvent représenter est moins un châtiment ou une récompense de Dieu qu’un avertissement moral du narrateur: Landolfo a manqué de sagesse en voulant s’enrichir toujours davantage. De plus, contre la Fortune, l’homme dispose d’armes qui sont l’intelligence et le courage.

En l’absence de la Providence, les conduites humaines ne peuvent se régler que sur des forces plus concrètes, dont la principale est la nature. Reconnaître sa puissance est la première vertu de l’homme raisonnable, et la bestialità consiste précisément à refuser les lois de la nature: perversion initiale d’où naissent tous les «appétits corrompus». Aussi le premier exemple de bestialité est-il l’ascétisme, comme Boccace le démontre dans la «cent unième» nouvelle du Décaméron , cet «apologue des oies» qu’il raconte dans l’introduction à la IVe journée afin de ridiculiser ses détracteurs, qui l’ont accusé de chercher à plaire à son public féminin.

Rares sont les nouvelles où l’on ne rencontre pas cette affirmation des droits sacrés de la nature, qui permet de condamner aussi bien la jalousie d’un marchand toujours absent, la sottise d’un vieux mari, que les excès du pouvoir paternel et fraternel qui s’exerce sur les jeunes filles. Le thème de l’amour s’inscrit évidemment dans ce cadre philosophique, qui justifie en de nombreux cas l’adultère féminin (toujours condamné par la loi), jusqu’à le sublimer en de tragiques exemples de fidélité amoureuse. L’éventail des situations est très ouvert. Le discours de la servante Licisca, dans l’introduction à la VIe journée, donne le ton de certaines nouvelles comiques (en particulier celles qui racontent les mauvais tours joués par les femmes à leurs maris). La nouvelle VI, 7 (dont les personnages appartiennent à la noblesse, mais dont le ton est indubitablement «bourgeois») présente le cas exemplaire d’une dame adultère que les lois de Prato, particulièrement cruelles, condamnent par avance à la peine de mort. Madonna Filippa réussit lors de son procès à convaincre ses juges de l’acquitter et même, dans l’enthousiasme général, de réviser la loi. Pour sa défense, elle allègue les forces de la nature: elle n’a fait qu’accorder à un noble gentilhomme (qui l’aime à la folie) le «reliquat» de faveurs qu’elle n’a par ailleurs jamais refusées à son mari. Mais cette défense a été précédée par une argumentation juridique: «Les lois doivent être communes et faites avec le consentement de ceux qu’elles regardent.» Or les femmes n’ont jamais été consultées. Ce récit, à le bien lire, est d’une audace extrême, et montre combien la réflexion de Boccace peut avoir d’incidences sur la société, jusque dans ses institutions.

La nouvelle IV, 1 conte, dans un registre tragique, les amours malheureuses de Ghismonda, fille du prince Tancrède, avec un serviteur obscur – mais plein de mérites – que Tancrède fait exécuter, ce qui amène la jeune femme à choisir le suicide. Ici, le motif de la noblesse de cœur, distincte du lignage, entre dans l’argumentation du personnage, et, de façon plus souterraine, la puissance paternelle est associée à un amour incestueux. Ce sont cependant les exigences de la nature qui motivent pour l’essentiel l’éloquent plaidoyer de Ghismonda – trop long, trop éloquent, trop fleuri aussi pour n’être pas l’effet d’un choix médité: l’auteur fait parler Ghismonda comme elle aurait pu parler si elle avait disposé de toutes les ressources de la rhétorique. La gravité du propos s’impose, pour une fois, au détriment de la mimesis .

Nature est raison et, à partir de ce postulat, l’amour est théoriquement un facteur non seulement d’ennoblissement moral (comme le répétait depuis un siècle et demi la poésie lyrique italienne) mais d’enrichissement intellectuel et de civilisation. Ainsi, dans la nouvelle V, 1, Cimone, né faible d’esprit, et menant à la campagne une existence toute animale, devient, une fois touché par l’amour, un modèle d’intelligence, de culture, et de vertus civiles et guerrières.

Dans cette perspective «naturaliste», la femme est nécessairement un personnage central. La civilisation à laquelle aspire Boccace ne peut s’instaurer sans une participation plus grande des femmes à la vie sociale (cela à l’intérieur de cadres qui, on s’en doute, demeurent tout de même assez rigides). On peut donc voir, chez Madonna Filippa comme chez bien d’autres personnages féminins du Décaméron , l’intelligence, l’esprit d’initiative et même l’audace s’allier aux traditionnelles vertus de modestie, de réserve, d’élégance physique et morale requises par les bons auteurs. Une seule catégorie de femmes est condamnée sans appel: celle des femmes vénales, prostituées, ou même telle bourgeoise (VIII, 1), telle paysanne cupide (VIII, 1) qui monnayent leurs faveurs.

La liberté amoureuse (et par suite le féminisme de Boccace) comporte pourtant quelques limites. Il est fermement recommandé de n’être point cruelle envers un amant de haut mérite, même au nom de la fidélité conjugale (car telle est la leçon que les conteurs dégagent de la célèbre nouvelle du faucon, V, 9), et fût-ce au prix d’une mésalliance (V, 8), surtout si cet amant joint, à la noblesse de sang ou de cœur, la qualité d’intellectuel (VIII, 7). L’enseignement de ces trois nouvelles est limpide: si la conversion ne peut s’obtenir, comme dans la nouvelle du faucon, par une longue patience, elle peut être fortement accélérée par la perspective d’un châtiment terrifiant (la «chasse infernale» de V, 8). Et une résistance obstinée, alliée à d’indignes traitements, attire une terrible punition assortie d’explications détaillées sur le danger qu’il y a à se moquer des hommes de science (la nouvelle VIII, 7 annonce l’âcre misogynie du Corbaccio ). La «philosophie» de Boccace est faite aussi de ces contradictions dont la part négative, dans le Décaméron , n’apparaît guère qu’en filigrane.

L’encyclopédie des récits

Le Décaméron est aussi un extraordinaire inventaire des formes narratives, «nouvelles, ou fables, ou paraboles, ou histoires». Les sources de ces récits, orales ou écrites, sont très diverses et V. Branca les a recensées dans son édition. Boccace a souvent puisé dans des répertoires d’exempla à l’usage des prédicateurs, comme la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse, ou dans des recueils d’anecdotes historiques comme le Speculum historiale de Vincent de Beauvais. Ces recueils eux-mêmes rassemblent souvent des contes de provenance très ancienne, parfois orientale. Il faudrait citer aussi la Légende dorée de Jacques de Voragine, les comédies de Plaute et de Térence, certaines vidas de troubadours, des fabliaux français... La liste serait fort longue. Il faut remarquer cependant que les cas de dérivation directe sont bien rares (ainsi, les Métamorphoses d’Apulée fournissent la trame intégrale de deux nouvelles: V, 10 et VII, 2). En général, Boccace se contente de reprendre un motif, une situation (souvent topiques), qu’il traite ensuite d’une manière toute personnelle. Nombre de nouvelles, enfin, relèvent des «choses vues», de la chronique municipale, et sont donc marquées par une «florentinité» à laquelle répond la complicité des conteurs.

Dans les Genealogia deorum , Boccace classe les récits selon leur degré de vérité. Tout à fait véridiques, ils portent le nom d’«histoires» (et les anecdotes du De casibus et du De mulieribus entreraient dans cette catégorie); l’auteur du Décaméron revendique parfois cette véracité (IX, 5, par exemple) bien que par ailleurs il défende vigoureusement le droit du «poète» à créer de la fiction. Imaginaires, la fable ésopique ou la parabole évangélique sont au service d’une vérité cachée. Il existe enfin des formes mixtes (les mythes, les «figures» de la Bible, la poésie épique) parmi lesquelles Boccace inclut la comédie latine, dont le vraisemblable a pour fonction de décrire les mœurs afin d’instruire le public. En ce sens, les nouvelles du Décaméron appartiennent aux formes mixtes.

Mais là ne s’arrête pas sa réflexion sur les formes de la narration. Traducteur de Quintilien, Boccace a eu l’occasion de méditer sur le problème de l’imitation de la vérité (de la «narration crédible»), sur celui du comique, sur la stylistique du récit (dont les deux pôles sont la concision et la magnificence, et l’idéal constant l’urbanitas ). L’écriture de Boccace est nourrie de cette réflexion théorique et présente une extraordinaire diversité de solutions narratives. L’analyse de Mario Baratto montre que le conte linéaire, calqué sur la chronologie des événements, coexiste dans le Décaméron avec le récit romanesque (centré sur l’histoire intérieure d’un personnage), tandis qu’une forme intermédiaire (appelons-la... nouvelle) peut se développer sur la base d’un épisode, nettement délimité, du récit romanesque. On rencontre aussi des nouvelles-débats, construites sur le conflit entre deux individus, et des récits à forte composante théâtrale, qui influenceront d’ailleurs la comédie italienne de la Renaissance. Une telle diversité s’allie nécessairement à la ductilité du style, à la capacité de distinguer des niveaux de langage et même des tempi : dialogue de comédie, parlé et scandé sur un rythme rapide, discours solennel, introductions amples et précises, accélérations ou ralentissements – tout ce qui, dans le Décaméron , consacre la primauté du style sur le schéma de l’intrigue. Le «réalisme» de Boccace est l’effet de ces choix artistiques, qui lui permettront entre autres de faire accéder à l’existence des acteurs qui, s’ils ne sont pas encore les personnages «pleins» du roman moderne, sont déjà à mille lieues des simples «actants» des anecdotes exemplaires. Cette stratégie le distingue aussi d’un auteur comme celui, anonyme, du Novellino (recueil de la fin du XIIIe siècle), dont il s’est parfois inspiré et qui, lui, choisit délibérément la brièveté, la linéarité, inaugurant ainsi une technique que l’on retrouve un siècle plus tard chez Franco Sacchetti.

C’est ainsi que Boccace parvient à libérer dans sa «comédie» toute la diversité du monde humain, un monde désordonné et souvent périlleux, dans lequel n’intervient plus jamais la divine Providence, et qu’il appartient désormais à ses seuls citoyens de rendre habitable.

Boccace
(Giovanni Boccaccio, dit en franç.) (1313 - 1375) écrivain italien; il a donné ses lettres de noblesse à la prose italienne dans un recueil de cent nouvelles, groupées en dix journées de récit: le Décaméron (v. 1348-1353), tableau des moeurs (souvent licencieuses) de son époque. Il a laissé également des poèmes épiques allégoriques et de nombreux ouvrages en latin.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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